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À corps parfait

À corps parfait

Approcher un autre qui plaît n’est pas simple pour un jeune, mais la tentative est encore plus incertaine quand les différences socio-culturelles sont manifestes. D’un côté, Audrey est une jeune fille studieuse qui aime écrire des haïkus et qui a des parents très occupés (une mère journaliste sur TF1 et un père travaillant dans les affaires pour le Japon)...

À corps parfait / Moeschler Vinciane
Muscadier
222 p. - 2020 . - 13,50€  ISBN : 979-109693-557-4

Approcher un autre qui plaît n’est pas simple pour un jeune, mais la tentative est encore plus incertaine quand les différences socio-culturelles sont manifestes. D’un côté, Audrey est une jeune fille studieuse qui aime écrire des haïkus et qui a des parents très occupés (une mère journaliste sur TF1 et un père travaillant dans les affaires pour le Japon). De l’autre côté, Anton est un glandeur issu de l’union d’une mère cubaine affectueuse et d’un père tchèque conducteur à la RATP. Leurs différences pourraient les séparer, mais c’est sans compter sur un élément déclencheur imparable pour créer une étincelle : un grain de beauté hypnotisant dans la nuque de la belle.

La relation amicalo-amoureuse entre les deux jeunes se complique lorsqu’Audrey est hospitalisée à cause de sa maigreur extrême. Le diagnostic tombe : anorexie mentale. Il est vrai que l’adolescente mange peu et soigne son apparence, mais personne n’a rien vu venir. On assiste alors au combat brutal qu’Audrey mène au quotidien pour se forcer à s’alimenter.

Crampes aux mollets. Pesée. Contrôler le potassium dans le sang. Ne pas renverser le plateau-repas. Le répugnant plateau-repas. Trop de féculents. Je déteste. Accepter une cuillerée de haricots, de jambon, de yaourt. Mâcher et remâcher. Revoir le psy. Lui dire que je souffre ? Que ma tête est comme séparée de mon corps ? Il doit me prendre pour une folle. C’est plus fort que moi : ranger, ordonner, nettoyer. Ranger, ordonner, nettoyer. Refus de la bouffe. On me dit : « Il faut prendre du poids ». Arrêtez de m’engraisser ! C’est dégoûtant. Pesée. Toujours plus loin. Contrôler. Faites que les chiffres de la balance ne montent pas trop vite. J’ai peur. Sonde gastrique. Gingivite. Perte des cheveux. Stries sur les dents. Prendre le pouls, la tension. Encore tricher.

Ses parents sont désarmés, eux qui pensaient suffisant leur amour pour leur fille. Traversée par l’ambivalence de sa maladie mentale, Audrey découvre l’ivresse de ne plus se nourrir, perd pied dans le déni et la culpabilité, croit guérir puis rechute. Elle rejette tantôt Anton, tantôt sa mère. Indisposée par ses rondeurs naissantes de femme, elle cherche constamment le secret que sa mère lui cache, tel un chien affamé qui vient mendier quelques miettes.

J’ai recommencé à écrire. Mon écriture est écorchée. Je la maltraite, je suis impitoyable, je me défonce avec des mots barbares, des phrases sans queue ni tête, un corps à corps cruel et turbulent. Cela me permet de vivre.

À corps parfait est un récit rédigé dans un style simple et efficace qui prend une densité intéressante lorsque l’histoire se complexifie avec la découverte de l’anorexie de l’héroïne : on palpe alors les signaux de l’inconscient qui tente de faire ressortir les fêlures par tous les interstices possibles, de plus en plus fort, tel un cri. Un récit intéressant, signé par la lauréate du prix Rossel 2019, sur un thème dont la gravité est encore trop méconnue. (Séverine Radoux)

Initialement paru dans le blog du Carnet et les Instants