|

Eden fille de personne

Eden fille de personne

Dans certains États américains, des couples peuvent adopter des enfants et s’en séparer un peu plus tard. Ces derniers sont alors vendus à moindre prix à une autre famille et les associations qui se chargent de la transaction utilisent de véritables méthodes de marketing (catalogue, spots vidéo, défilés d’enfants, speed dating…), qui engendrent une compétition inévitable entre les candidats à l’adoption...

Enfant jetable
Un coup de cœur du Carnet

Eden fille de personne / Marie Colot
Actes Sud junior
244 p. - 2021 . - 14,90 € / ePub : 10,99 €  ISBN 978-2-3301-5325-0

Dans certains États américains, des couples peuvent adopter des enfants et s’en séparer un peu plus tard. Ces derniers sont alors vendus à moindre prix à une autre famille et les associations qui se chargent de la transaction utilisent de véritables méthodes de marketing (catalogue, spots vidéo, défilés d’enfants, speed dating…), qui engendrent une compétition inévitable entre les candidats à l’adoption. Marie Colot s’est inspirée d’un documentaire sur ce phénomène appelé re-homing pour planter le décor de son histoire. Le ton est donné. Un ton âcre et interpellant.

Eden est une jeune fille de 16 ans qui a été abandonnée à la naissance. Elle a déjà vécu dans plusieurs familles adoptives et a échoué au centre d’accueil L’Amarrage suite à un drame dans sa dernière famille adoptive. Un drame dont elle ne parvient pas à se remettre, tellement la tristesse et la culpabilité tatouent sa chair et musellent sa joie de vivre.

Partager la vie commune avec une vingtaine de gosses n’est déjà pas simple à L’Amarrage, mais cela se complique quand Clyde, le meilleur ami d’Eden, part un jour sans prévenir en lui volant toutes ses économies. Un abandon de plus. Eden n’a pas le temps de digérer cette nouvelle trahison que Peter, son éducateur, lui annonce qu’un couple est intéressé par son profil et voudrait la rencontrer. Depuis le drame, elle refusait de réintégrer toute famille, la protégeant de tout nouveau malheur, mais ipso facto du bonheur…

Nous suivons Eden dans son quotidien, entre ses journées de travail au supermarché ou dans un refuge pour animaux, ses discussions avec un mystérieux garçon qui lui plaît et ses premières rencontres avec le couple souhaitant l’adopter. Eden est une jeune fille méfiante et en colère, mais cela n’a rien d’étonnant vu son vécu. Elle souffre tellement que chaque seconde de sa vie en est affectée. Par réflexe, elle a pris l’habitude de mordre à la 1ère contrariété, ce qui donne à lire quelques dialogues piquants. Pour ne plus souffrir, elle rejette d’office toute tentative de gentillesse à son égard avec des répliques acerbes, qui n’empêchent pas une certaine lucidité. Pas simple. Les seuls êtres vivants qu’elle laisse s’approcher sont ceux qui ont la même douleur qu’elle dans leurs yeux.

Tomorrow a reconnu mon pas et aboyé d’impatience. Quand je me suis agenouillée devant sa cage, sa queue remuait autant que les hélices d’un hélicoptère en plein survol du Grand Canyon. J’ai plaqué mon visage contre le grillage et il l’a léché. J’ai caressé son poitrail imposant du bout de l’index pendant qu’il m’offrait un regard d’une bonté infinie, le seul capable de se glisser dans mes failles sans que je résiste. Il s’infiltrait en moi, s’emparait de ma peine et la calmait par sa simple présence. L’espace d’un instant, j’avais le sentiment trop rare que tout n’était pas perdu et que quelqu’un m’attendait quelque part. Chaque fois que je venais le voir, Tomorrow collait sa truffe contre ma paume et tendait la patte pour me convaincre de rester un peu plus. Même si je finissais par partir, il ne m’en voulait pas et, la fois suivante, je retrouvais son amour intact.

À travers Eden fille de personne, Marie Colot nous raconte une histoire fictive réaliste qui fait froid dans le dos, mais dont il est nécessaire de connaître l’existence. Elle dévoile avec un style fluide et ciselé toute la complexité d’une personnalité victime d’un trauma, que ce soit à travers les côtés imprévisibles (l’hypervigilance, les souvenirs parasites), mais aussi toute l’humanité qui se cache derrière et qui ne demande qu’à éclore. Un roman très juste et très sensible qui donne la voix aux sans-voix. Un récit qui aide à comprendre pourquoi l’espoir est pour certains « plus dangereux qu’une arme à feu » et qui invite à tendre la main aux enfants marqués au fer rouge par le désamour, en leur laissant le temps de s’ouvrir au rythme des résistances qui lâchent, grâce à un lien de confiance tissé petit à petit, loin des projecteurs, dans le cœur de l’intime…

Karen et James ont accueilli cette explication sans chercher à en savoir plus. Ça m’a soulagée. Eux, ils ne me brusquaient jamais. Ils acceptaient que je leur livre mon histoire ligne après ligne. Si j’entrouvrais la grille de mon jardin secret, ils patientaient sur le seuil et me pardonnaient de ne pas les inviter à entrer. (Séverine Radoux)

(Critique parue précédemment dans le blog du Carnet et les Instants)