|

Petite et Grande Ourses

Petite et Grande Ourses

Petite Ourse est terriblement chanceuse. Elle habite dans une maison toute coquette, nichée au cœur d’un magnifique jardin fleuri et arboré. Les murs irradient de jaune, l’intérieur briqué accueille une montagne de livres, le potager qu’elle cultive avec amour regorge de délices… C’est un décor idyllique. Et puis, elle a été adoptée il y a bien longtemps par Panda, une ursidée incroyable, que les habitants du village considèrent avec déférence. Elle est tellement cultivée et sage qu’ils la nomment « Maître ». Quelle aubaine, pour une ourse comme elle, d’avoir été recueillie par un être si exceptionnel !...

Petite et Grande Ourses / Texte et illustrations de Bernadette Gervais    
La Partie
n.p. - 2022 . - 18€   ISBN 978-2-4927-6835-4

Petite Ourse est terriblement chanceuse. Elle habite dans une maison toute coquette, nichée au cœur d’un magnifique jardin fleuri et arboré. Les murs irradient de jaune, l’intérieur briqué accueille une montagne de livres, le potager qu’elle cultive avec amour regorge de délices… C’est un décor idyllique. Et puis, elle a été adoptée il y a bien longtemps par Panda, une ursidée incroyable, que les habitants du village considèrent avec déférence. Elle est tellement cultivée et sage qu’ils la nomment « Maître ». Quelle aubaine, pour une ourse comme elle, d’avoir été recueillie par un être si exceptionnel !

C’est vrai que Petite Ourse s’occupe de tout à la maison : elle frotte, nettoie, cuisine, lessive, repasse, jardine, ramène l’argent (de la vente des fleurs et des légumes au marché). Mais quoi de plus normal ? Panda, elle, évolue dans une autre sphère, elle brille d’intelligence et n’a pas le temps de s’encombrer de telles tâches qui empièteraient sur ses lectures. C’est vrai aussi que Panda se montre parfois irascible, qu’elle s’énerve de manière incompréhensible, quand le café est froid, le gâteau trop cuit ou la fenêtre ouverte. Mais, au fond, est-ce que Petite Ourse n’exagère pas un peu ? À cause de son émotivité à fleur de poils, elle a la larme facile, elle devrait apprendre à se contenir. C’est vrai enfin que les démonstrations d’affection ne sont pas le fort de Panda et qu’elle décoche plus aisément des piques redoutables. Mais c’est sa maman et elle l’a sans doute mieux cernée que personne. Petite Ourse, rangée à cet avis éclairé, admet sans peine sa maladresse et sa terrible stupidité. Pour se distraire, avant, elle partageait de temps en temps un moment complice avec Orsa, une gentille koala souriante, autour d’un thé et d’une sucrerie. Malheureusement, ces échanges contrariaient Panda qui trouvait cette amie, elle aussi, irrémédiablement idiote. Alors les copines ont cessé de se fréquenter ; de toute façon, Petite Ourse a tant à faire, quoi qu’en éructe Panda : « Et arrête de dire que tu fais tout ! C’est faux ! Tu inventes, tu es une menteuse ! »

Cette dernière accusation blesse particulièrement Petite Ourse. Elle ne ment pas, non, là, sa maman a tort… Mais il est si dur de remettre en question les dires d’une personne qu’on admire et aime si profondément. Faire taire notre voix intérieure et étouffer notre ressenti est le réflexe premier. Sauf si l’on croise une présence protectrice qui, par son soutien et sa patience, légitimise notre vécu et nous aide à couper les liens toxiques. Une Grande Ourse, par exemple…

En quelques planches d’une justesse exemplaire, Bernadette Gervais expose les conditions d’abus, le phénomène d’emprise, le mécanisme de déni et le salut possible. Le propos impressionne par sa finesse et sa clarté. Les illustrations, quant à elles, oscillent entre simplicité des formes (les personnages sont représentés de profil, ce qui leur confère un lointain aspect de marionnettes) et abondance de couleurs et de détails (principalement en ce qui concerne les végétaux). Cet album recèle d’ailleurs un langage secret, qui souligne subtilement l’atmosphère de chacune des situations : celui des fleurs, omniprésentes et répertoriées à la fin de l’ouvrage. Suivre leur symbolique achève de convaincre de l’intelligence sensible de l’artiste, la grande Bernadette Gervais. (Samia Hammami)