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Point de fuite

Point de fuite

Point de fuite est un récit pour la jeunesse polyphonique qui nous fait découvrir à travers les yeux de plusieurs personnages leur quotidien a priori sans histoire. On découvre d’un côté une Mona gentille et souriante qui prépare le concours d’entrée à l’École Nationale des Beaux-Arts,...

Point de fuite / Marie Colot et Nancy Guilbert
Gulf stream
423 p. - 2020 . - 18 €  ISBN 978-2-3548-8791-9

Point de fuite est un récit pour la jeunesse polyphonique qui nous fait découvrir à travers les yeux de plusieurs personnages leur quotidien a priori sans histoire. On découvre d’un côté une Mona gentille et souriante qui prépare le concours d’entrée à l’École Nationale des Beaux-Arts, toujours fourrée avec son meilleur ami Marin, alias Curry, qui projette de suivre un Master en Développement durable et s’engage sans réserve dans la lutte contre le réchauffement climatique.

Parallèlement, on suit le parcours d’Esther, complètement vouée à sa passion pour la natation synchronisée. Son hostilité envers son frère Joshua est palpable et compréhensible : ses parents ont toujours fait passer celui-ci avant elle, le mettant sur un piédestal, et ne semblent pas voir la méchanceté dont il peut faire preuve.

Ces différents personnages vont entrer en lien lorsque Mona tombe éperdument amoureuse de Joshua. À la base entièrement absorbée par le dessin et sa préparation au concours, elle n’est pas intéressée par les garçons, même si nombre d’entre eux se retournent sur son passage. Mais elle ne pourra pas rester indifférente à Joshua, ce doctorant en Histoire de l’art à la Sorbonne si séduisant et passionné. Elle se jette alors à corps perdu dans cette idylle qui va prendre une tournure insoupçonnée…

Au début, Mona est simplement moins disponible pour Marin, puis elle s’isole de plus en plus pour fondre sa vie dans celle de Joshua, qui lui prend tout son temps et prend toute la place. Le jeune homme est très épris de Mona, mais derrière cet amour, on sent peu à peu se dessiner une folie des grandeurs, une peur viscérale de la castration et une incapacité à entrer en contact avec sa propre vacuité.

Avec Mona, ce sera différent. Elle comblera ce vide abyssal que je me suis toujours efforcé de cacher à ma famille, à mes professeurs et à mes amis. Ce sentiment confus et angoissant que personne ne peut me consoler. Cette impression qu’à part moi, aucun habitant de cette planète ne peut comprendre le monde et ses rouages, qu’aucun être humain n’a assez d’intelligence pour voir la vie telle que je la ressens. Que je suis seul, définitivement seul.

Très égocentrique, il agonit toutes les nuits sa bien-aimée de plaintes et de reproches : tout devrait tourner autour de lui, pourquoi Mona ne le comprend-elle pas, lui qui l’aime tant ? Il y a ensuite des paroles et des gestes blessants, des coups de poings dans le mur et sur le corps de Mona, mais aussi des crises de larmes pour se faire pardonner. Après quelques mois dans cet engrenage, Mona est à bout de nerfs, sa personnalité est écrasée, elle est même persuadée d’être responsable du comportement de Joshua.

756. Je compte en silence jusqu’à 756 et, enfin, la colère de Joshua s’arrête. D’habitude, elle se calme aux alentours de 500. J’en ai déjà passé quelques soirs à compter, compter, compter. C’est ma technique pour penser à autre chose, pour tenir bon et me convaincre que ça s’arrêtera bientôt. Et ça s’arrête toujours, comme un tour de montagnes russes se termine à l’arrivée. Pendant ses crises, Joshua m’embarque de force dans son wagon, sans ceinture de sécurité. Il roule à vive allure, il hurle dans les descentes et je reçois tous les chocs. Ceux des mots, ignobles, coupants, rageurs. Ceux des gestes de trop. Les premiers étaient presque doux, à peine visibles. Autour du poignet ou dans le bas du dos. Des accidents, pas grand-chose. Une bousculade qui tourne mal. Joshua ne sent pas sa force.

– Mon amour, je ne voulais pas. C’est toi qui me mets dans cet état. Je t’aime tellement que je ne suis parfois plus moi-même.

Dans Point de fuite, Marie Colot et Nancy Guilbert abordent avec un style très travaillé et un grand réalisme l’enfer d’une relation sous emprise et l’ambivalence de l’amour qui la caractérise. Le prisme polyphonique permet de palper l’impuissance des proches qui voient Mona s’éteindre peu à peu et l’importance de la prise de décision de la victime de se sauver elle-même.

On regrettera toutefois quelques longueurs et la fragilité de Joshua à peine esquissée. Il est indéniablement un dangereux manipulateur avec un narcissisme défaillant, mais sa part d’humanité est mise de côté pour mettre en exergue une vision quelque peu manichéenne du jeune homme. Les autres personnages qui gravitent autour de Mona (Marin, Esther, mais aussi Antonin, Lya et Cassien) essayent tous d’aider la jeune femme à ouvrir les yeux et sortir des griffes de Joshua, encore une fois avec un certain manque de nuances : par manque de temps, de discernement ou de courage, ils pourraient très bien passer à côté du drame vécu par Mona. C’est là toute la complexité des drames conjugaux : ils sont intimes et cachés… (Séverine Radoux)

Cette critique est parue précédemment sur le blog du Carnet et les Instants.