|

Sucrer les fraises

Sucrer les fraises

« Sucrer les fraises », quelle appétissante expression ! S’impose immédiatement à l’esprit l’image de ces petits fruits rouges et charnus parsemés de grains croquants, qu’on saupoudre de cristaux afin de couper leur acidité ou rehausser leur douceur. La réalité derrière les mots gourmands tranche pourtant avec l’évocation savoureuse. Ce sont les tremblements des mains et de l’esprit que les mots désignent, une cruelle dégénérescence souvent irréversible. Quand Bonne-Maman sucre les fraises, elle ne prépare pas une tarte, elle touille plutôt dans la confiture de ses souvenirs...

Sucrer les fraises / Texte et illustrations d'Odile Hennebert               
CotCotCot    
n.p. - 2023 . - 14,90€   ISBN 978-2-9309-4155-4

« Sucrer les fraises », quelle appétissante expression ! S’impose immédiatement à l’esprit l’image de ces petits fruits rouges et charnus parsemés de grains croquants, qu’on saupoudre de cristaux afin de couper leur acidité ou rehausser leur douceur. La réalité derrière les mots gourmands tranche pourtant avec l’évocation savoureuse. Ce sont les tremblements des mains et de l’esprit que les mots désignent, une cruelle dégénérescence souvent irréversible. Quand Bonne-Maman sucre les fraises, elle ne prépare pas une tarte, elle touille plutôt dans la confiture de ses souvenirs. Cette expérience humainement frappante méritait une approche poético-pudique ; c’est celle qu’a adoptée Odile Hennebert dans son premier album.

Les illustrations de Hennebert se détachent sur des pages immaculées. Ce sont des fils de pensée, parfois décousus, qui dessinent en vert kaki des visages sans traits, des scènes banales et des objets du quotidien. Il faut les suivre en pointillés, remplir les espaces, compléter l’esquisse. Et aussi adopter leur mouvement, celui des réminiscences, qui confond les exactitudes et fait fi des linéarités. « À force de se souvenir des souvenirs on les use. » Dès lors quoi de plus approprié que des « blancs », des contours et des points d’attention colorés d’un rouge fruité ? Ces derniers se feront fraises (dans un panier, par terre, dans une passoire, sur une planche à découper, dans des pots, sur un bavoir ou une robe, dans une main), évidemment, mais aussi manteau d’une vieille dame assise sur un banc public, barrette d’une enfant dans la nature, marmelade recouvrant des tartines et nappage d’un gâteau d’anniversaire (de cent ou dix ans), rayures d’une couverture de pique-nique ou taches sur des vêtements. Autant d’images qui surgissent sans chronologie, qui réapparaissent et se chassent.

« Cela n’a pas d’importance que la conversation n’ait aucun sens. » Ni que les lignes écrites présentes ne soient qu’un vague écho des illustrations qu’elles accompagnent. Dans l’ouvrage de Hennebert, les deux aspects ne se répondent pas directement mais dialoguent en parallèle. Au lecteur de les accueillir comme un grand tout ou comme des petits riens. Les textes se présentent comme des réflexions existentielles, des discussions saisies au vol, des paroles nostalgiques, des considérations tragicomiques autour de la personne âgée coincée dans sa dernière demeure, un auspice où les aides-soignants « n’ont pas le temps de [dire] qu’ils n’ont pas le temps de rester », « les journées ressemblent à une éternité qui passe à toute vitesse » et « les nouveaux [amis] sont déjà tous vieux ». L’autrice connaît bien la fragilité des êtres en partance, elle qui a travaillé comme psychologue quelques années dans une maison de retraite. À partir de ce matériau palpitant, elle propose une œuvre fine sur les esprits qui s’égarent et retrouvent le chemin de l’enfance. (Samia Hammami)